LE CRI DU SILENCE / GUILLAUME B.ROUX
Résumé :
Jean élève seul son fils adolescent. La raison : un drame familial sous-jacent. Le jeune homme ne communique plus avec son père malgré tous les efforts de celui-ci pour s’en sortir. C’est l’histoire d’une lutte permanente pour la vie où la douleur plane comme une épée de Damoclès sur leurs têtes, prête à tout faire basculer d’un instant à l’autre. L’histoire oscille entre narrateur omniscient, point de vue interne, discours rapportés et ellipses afin de cerner l’ampleur des enjeux de la subjectivité, celle d’un père qui perçoit le comportement de son fils à travers le regard de la culpabilité. Dans cette œuvre, l’auteur a voulu travailler les caractéristiques d’un courant peu représenté en France, l’expressionnisme littéraire.
Extrait :
Enfoncé dans un fauteuil, Jean baillait encore, assommé par une nuit qui n’avait pas été complète. Il lisait le texte des annonces qui défilaient au bas de l’écran, tournant en boucle, et résumant les principaux titres du jour. Il n’y prêtait généralement peu d’attention ; c’était une gymnastique machinale qui lui permettait d’accaparer une partie de son cerveau pour lui éviter toute réflexion parasite et lui permettre de suivre à son gré le flot de ses pensées. Ses pensées, précisément, encore et toujours, il y était plongé dedans, comme un prisonnier qui ne voudrait pas sortir si on lui proposait de s’échapper, ou à qui le monde extérieur était bien moins rassurant et sans repères. Il était pris dans un océan de souvenirs lointains qu’il s’attachait à revivre inlassablement ; il eût préféré que le temps n’existât pas. Les cris, les rires, les joies de sa jeunesse revenaient éternellement et il ne pouvait se résoudre à l’oubli. Il y eut un moment où cette berceuse ne continua pas. Il cherchait tristement à faire de son passé son présent, et à se résoudre à l’exercice de la mémoire, où il aimait se perdre, comme s’il s’agissait d’un monde sans fin. Il avait conservé les sensations, les images, les bruits, les voix, les odeurs, les situations. L’illusion du temps passait sur lui plus que sur quiconque, et chaque seconde du présent qu’il ressentait marquait le déchirant éloignement progressif de la période bénie de sa vie. […]
Dans l’enfance oubliée, il avait laissé le bonheur secret d’un monde où rien ne pourrait lui arriver. La force de son père l’avait protégé de tout malgré la dureté de ses actes et de ses mots. Il revoyait sa mère, son frère et sa sœur, leurs éclats de rire, leurs bêtises innocentes, les chemins de l’école, les premières amours platoniques, l’émancipation. Cependant, il y avait aussi le colosse tyrannique, ses mains d’acier, son cynisme, sa froideur, son indifférence, sa violence, il y avait aussi la peur, le tourment, les hantises, les sermons inachevés terminés par les coups, les traumatismes et les regrets. Du fond de la nuit, le regard de son père se posait toujours sur lui, et il voulait fuir le monde en s’échappant de la vie. Le paradis perdu ne reviendrait pas, et les douleurs récentes creusaient les blessures qu’il n’avait jamais pu guérir. Nathan était là, au cœur de cette plaie sans fin, alimentée par les drames des existences trop tôt disparues.